- LOKI
- LOKILOKIDans la mythologie du Nord, Loki est le dieu du Mal. Mais cette définition est peu éclairante, car la conception que l’on peut se faire du «mal» varie infiniment avec les lieux, les époques, les hommes, les cultures; et, comme le Nord présente un phénomène caractérisé de brassage (de peuples et d’influences surtout), il est presque décourageant de tenter de préciser les contours de la figure, énigmatique par excellence, de Loki. C’est donc en manière d’hypothèse que l’on risquera quelques approches explicatives.On peut avancer que Loki fut, à l’origine, l’un de ces géants constitutifs du monde primitif, une de ces puissances organiques que le Nord mythologique a connus par dizaines. Un texte le donne du reste expressément pour le fils d’un couple de géants: Laufey (ou Nál) et Fárbauti. Snorri Sturluson dans son Edda présente un certain Utgardhar-Loki, Loki des Enceintes extérieures, qui triomphe de Thórr lui-même, par la magie. Les géants devinrent assez rapidement des personnifications de la destruction, de la méchanceté et du Mal; Thórr, dont la fonction essentielle est de les combattre et de les abattre, leur dut l’extrême popularité qu’il connut chez les Vikings. Or, une des étymologies possibles du mot loki implique l’idée de fermeture, de fin, partant, de destruction. C’est à ce titre que se justifieraient la fraternité jurée de Loki et ses relations étroites avec Oddin, lui-même descendant de toute une lignée de géants et, comme lui, versé au plus haut point dans l’art de la magie. D’ailleurs, sous le nom de Lódhurr, Loki participe, avec Oddin et Hoenir, autre dieu énigmatique, à la création de l’homme et de la femme, à partir de troncs d’arbres échoués sur le rivage de la mer. À ce couple initial il est censé donner «couleur» et forme humaine. Comme, de plus, il est souvent appelé encore Lopt (air, atmosphère), on pourrait voir en lui un génie aérien, sinon un génie du feu, puisqu’un mythe le montre brûlant une de ses inventions, le filet. Par là, il évoquerait Prométhée qui, lui aussi, participe dans certains textes à la création de l’homme. On verra que les rapports avec le dieu grec peuvent s’étendre plus loin.Il faut rappeler, par ailleurs, que l’essentiel de ce qu’on peut savoir de la mythologie nordique vient de textes rédigés récemment (à partir du XIIe s.) par des Islandais, en général, qui étaient chrétiens et lettrés et qui connaissaient admirablement la littérature véhiculée par l’Église. À cet égard, Loki étant un génie de l’air ou du feu, il était aisé de mettre son nom en relation avec celui de Luki-fer, d’autant qu’il est, comme ce dernier, donné pour extrêmement beau et séduisant. À partir de là, tout ce qui le concerne est d’une confusion extrême, et le plus simple est de dire qu’il représente le Mal sous toutes ses figurations possibles. Loki est parfois un petit diablotin malicieux qui se livre aux pires pitreries pour parvenir à dérider la déesse Skadhi, ou aux plus truculentes gauloiseries lorsqu’il décide Thórr à se déguiser en femme. Ailleurs, dans le célèbre poème Lokasenna (Les Sarcasmes de Loki) de l’Edda poétique, où il insulte tour à tour des dieux et les déesses suprêmes, il est la mauvaise conscience qui empêche le monde de jouir de la satisfaction de soi, attitude au demeurant bien nordique et vérifiée par plus d’un passage de saga. Il est encore un être purement amoral, expression scandinave du personnage bien connu de la plupart des folklores, du trickster, qui vole sans raison et à tout propos: les cheveux d’or de la déesse Sif, les pommes de jouvence de la déesse Idhunn, et ainsi de suite, ou qui «sabote» par pure malice les trésors d’orfèvrerie des nains industrieux. Sous cet angle, la plupart des mythes où il figure n’apparaissent plus, aujourd’hui, que comme des variantes nordiques d’histoires populaires qu’a connues, sous mille affabulations diverses, tout le Moyen Âge occidental. Et la plus grande prudence est ici de règle. On a démontré naguère qu’une des plus saisissantes propriétés de Loki, que détaille à loisir Snorri Sturluson, sortirait d’Isidore de Séville: il serait le père des trois plus maléfiques créatures qui ont hanté l’univers nordique mythique, la déesse Hel, hideuse avec son corps mi-noir mi-bleu, maîtresse des Enfers, le chien Fenrir (ou Garmr), qui détruira le monde au Jugement-des-Puissances (Ragnarök) en engloutissant le soleil, et le grand serpent de Midhgardhr, qui maintient un temps le monde en place dans les replis de son corps, mais qui provoquera sa perte le jour où il se déplacera.Loki prend une tout autre dimension — parce qu’il devient alors l’incarnation du Mal même, l’esprit méchant qui empêche le monde d’être heureux et le précipite à sa fin apocalyptique — dans les mythes où il est présenté comme le fauteur inexpiable, le responsable direct des crimes et des parjures capitaux, le Satan Trismégiste qui, par fourberie et sadisme, détruit volontairement et fort intelligemment toute possibilité d’assurer la marche et l’ordre du monde. Loki est alors, toujours, au point de départ de catastrophes sans recours. Et ici, il retrouve une dimension prométhéenne fort impressionnante, ne serait-ce que par la mort atroce, complaisamment décrite par plusieurs textes différents, que lui réservent les dieux. Allongé et ligoté, sur des pierres tranchantes, il reçoit le venin d’un serpent mortel et se tord dans de telles convulsions de douleur que la terre en est ébranlée: par là, il reprend ses dimensions gigantesques originelles, par là s’expliquent aussi les tremblements de terre familiers à tout Islandais.On peut encore préférer une interprétation plus directement animiste. Il faut rappeler que Loki est réputé avoir inventé le filet et son nom pourrait évoquer, cette fois, l’araignée. Cette théorie, qui a le mérite de proposer une explication simple et satisfaisante de bon nombre de mythes intéressant Loki, paraît toutefois notoirement insuffisante à rendre compte du côté prométhéen du personnage et surtout à raccorder les diverses expressions qu’il a pu prendre successivement, dans une perspective diachronique.Il paraît plus simple de dire que Loki n’est pas, à proprement parler, un dieu; il n’a d’ailleurs laissé aucune trace dans la toponymie et l’onomastique, et on ne lui connaît pas de culte. Il serait le réceptacle, le support de l’idée que, d’âge en âge, le Nord a pu se faire du «mal». En ce sens, la coloration chrétienne, c’est-à-dire luciférienne, qu’il prend ne cesse de s’accentuer avec le temps. Mais sa constante spécifiquement nordique ou germanique reste toujours bien visible: dans un univers mental féru d’ordre et de légalité, il est le désordre, qui va de la farce incongrue au chaos irréparable. C’est en définitive ce qui explique son caractère le plus inattendu: son air baroque.
Encyclopédie Universelle. 2012.